Soigner des malades graves ou soigner des souffrants ?

Selon la définition de l’OMS, datant de 1946, La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. Avoir un symptôme, c’est donc bien  être malade. Pour être considéré comme un malade, il suffit d’être souffrant.

 

Pourtant , une maladie, c’est quoi au juste ? Est-ce important que la maladie soit visible ? Peut-on se considérer malade et être considéré comme tel si l’on est atteint d’une maladie invisible, comme une hypertension ou un diabète, par exemple ? une maladie qu’il faut uniquement opérer et qui sera guérie est-elle juste un petit accident de parcours sans lendemain (appendicite, vésicule) ? Une maladie seulement contrôlée médicalement manque t’elle de gloire ? Pour être un malade authentique, faut-il une maladie qui fait ou risque de faire souffrir ou qui nécessitera un traitement intense, ou  contre laquelle il faudra se « battre ». Le point de vue est-il le même si le patient est atteint d’une maladie qui interfère (un peu, beaucoup) avec sa vie sans mettre en danger sa survie,  ou s’il est atteint d’une pathologie potentiellement mortelle ?.


Si l’on considère comme une maladie l’ensemble des troubles perturbant le bien-être physique et moral des gens , alors tous les consultants sont bien des malades. Si la définition se restreint à ceux ayant une pathologie somatique justifiant d’une chirurgie ou d’un traitement médical  plus ou moins aigu ou plus ou moins durable , il s’agit alors d’un autre point de vue.


La gastro est un bon terreau de réflexion sur le critère « maladie ». Dans cette spécialité, un nombre certain des consultations concerne des patients « souffrants ». 

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Ils ont recours aux soins pour exprimer une plainte,  plutôt une cartographie de doléances, histoire de régler ça une bonne fois pour toutes quand ils viennent chez le spécialiste.  Ces  patients sont clients de tous les cabinets médicaux pas uniquement dans ma spécialité, aussi en rhumato, en cardio, en ORL, endocrino,  etc. Et bien entendu  aux urgences quand leur angoisse est forte. Souvent ils n’osent pas ou plus évoquer ces questions avec leur généraliste, peut-être parce qu’ils ont compris que celui-ci s’agace de leurs symptômes récurrents et bénins.  En gastro, ce sont les douleurs et les brulures qui dominent. Suivis de l’inévitable constipation.  Ils s’étonnent de nous voir poser des questions afin de faire la part des symptômes d’alarme et des symptômes fonctionnels. Ils sont généralement épatés de nos examens cliniques complets, laissant augurer un diagnostic brillant. Ils apprécient qu’on leur propose des explorations  pour « aller voir à l’intérieur ce qui se passe », échographies, scanners, endoscopies. Parce que nous aussi, bien que convaincus de la bénignité de leurs troubles, nous avons peur de rater une pathologie grave. Ils en profitent pour s’indigner d’être mal-entendus,  une, plusieurs fois chez leur médecin traitant  qui n’a pas écouté leur(s) plainte(s). Ce disant, ils ne réalisent pas que cela joue en leur défaveur, car le spécialiste se doute bien alors que le généraliste les connait à fond et aurait donné suite si c’était inquiétant.  Après leurs passages aux urgences, ils ressortent souvent indignés pour différentes raisons. Parce qu’ils ont attendu pendant que l’on s’occupait de plus grave qu’eux, parce qu’on ne les a pas pris en considération, parce qu’on les a traité avec distance s’ils ont eu la mauvaise idée de venir tard le soir ou en plein rush avec leurs douleurs chroniques  acutisées depuis  quelques jours, parce qu’on ne leur a pas pratiqué tout de suite une fibroscopie et un scanner, dont la justification leur semblait évidente puisque ils ont mal. Parce qu’on leur a donné un simple traitement pour la constipation ou du spasfon.


Ces personnes sont-elles malades ? A leurs yeux, oui, mais à ceux des médecins ?


Tout d’abord, pour en discuter, intéressons-nous à ceux qui parfois nous agacent. Ils se plaignent, mais ne veulent pas prendre au long cours le ou les traitement, certes symptomatique, mais qui  les améliore au moins en partie tant qu’ils le prennent . La recherche de ces patients n’est pas la santé, elle est l’absence de symptôme corporel. Aller consulter le médecin est l’accès le plus simple et pas souvent efficace, ou temporairement. Leur corps les inquiète, nous les rassurons, mais ils reviendront à leurs préoccupations et aux recours médicaux à intervalles réguliers. Ils auraient besoin d’autre chose qu’une simple consultation de quelques minutes suivie d’un banal traitement. Pour nous ils ne sont pas malades, et pourtant ils rentrent dans la définition de la maladie, puisque leur bien-être physique et moral est altéré.

 

Ne déduisons surtout pas qu’il faudrait être atteint d’une maladie grave pour que les médecins vous prennent au sérieux, mais remettons néanmoins les pendules à l’heure. Ces consultants souffrants déçus de notre faible considération embolisent  beaucoup de temps . Ne serait-il pas mieux pour la qualité des soins de pouvoir se consacrer plus longuement aux  10%-30% de patients vraiment polypathologiques ou très malades  de nos clientèles .

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Ce serait mieux en effet de pouvoir consacrer plus de temps aux malades plus graves, en revanche, c’est presque impossible en terme de rentabilité de l’entreprise médicale.  Les 70-90% de pas ou peu malades, de mal dans leur vie, dans leur corps, dans leur esprit, alimentent nos revenus. L’examen est plus vite réalisé quand il est normal.  10-30% de patients très malades mobilisent énormément de notre énergie, je dirais 80% de notre mental, mais ils sans impact en terme de revenu.

 

Je donne un exemple de la vraie vie:   Vendredi dernier pendant ma consultation, j’ai géré en parallèle la prise en charge de 2 plutôt jeunes patients, 48 et 51 ans, atteints tous deux de cancers graves découverts cette semaine, et à traiter au plus vite. Environ 15 coups de téléphone, aux patients, à leur médecin généraliste, à l’oncologue, au radiologue, à l’anatomo-pathologiste, pour récupérer tous les résultats et permettre une prise en charge rapide et optimale dès lundi. Ma secrétaire a géré en parallèle et pris tous les rendez-vous.  Dès lors que le patient n’est pas présent, il n’y a pas d’honoraires dans le fonctionnement médical actuel.  Le seul bénéfice est moral, c’est d’avoir bien fait mon métier. Hélas, ce n’est pas ainsi que ma famille vit et que mes impôts sont payés. En pratique, ce sont les douloureux et les hémorroidaires de l’après-midi qui ont alimenté mes revenus, et d’ailleurs leurs consultations  ont été perturbées par les incessants appels que je donnais et recevais pour ces 2 patients très malades.

 

Cet exemple, parmi d’autres, pose la problématique du parcours de soins des malades. Il nous est intimé l’ordre de gérer au mieux ce parcours de soins, mais en réalité, nous   gagnons mieux notre  vie en soignant des gens plutôt bien portants. Quand on consacre du temps à une  réelle et efficace prise en charge des malades, c’est  un temps non négligeable mais aussi non rémunéré dès lors que l’on agit pour un patient absent.  Voir ses examens,  en faire la synthèse, reconvoquer en cas d’anomalie , prendre soi-même les rendez-vous avec les spécialistes d’accès difficile, rédiger les courriers, organiser son parcours, tout cela prend du temps et ne se fait pas lors de la consultation, mais sur un temps additionnel, et forcément pendant les autres consultations de la journée… le reste le soir ou le week-end.  En conclusion, Je n’ai donc pas intérêt ce que les souffrants trouvent une solution différente que de me consulter. J’ai bien intérêt à recevoir le plus de patients en souffrance, mais sans maladie organique. Non seulement ils alimentent mes revenus, mais en plus, je peux en même temps m’occuper gratuitement des problèmes des malades graves.    

4 commentaires sur “Soigner des malades graves ou soigner des souffrants ?

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  1. on peut aussi voir la pratique médicale libérale dans son ensemble « financier » Je gagne 23 euros pour un vaccin fait en 5 minutes, et 23 euros pour une consultation difficile de personne agée, de 45 minutes. A chaque fois que l’envie me prend de raler d’être payée que 23 euros pour ces 45 minutes, je pense à ça. C’est un equilibre, le prix de la consultation est un prix moyen, qui englobe aussi bien les consultations courtes et simples, que les autres.  Cette vision des choses me permet de ne pas trop me poser de questions quand je passe du temps « non payé » pour (et par) un patient.

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  2. Je pense comme vous, et c’est le principe de la médecine libérale. Pas payé au temps passé, mais à l’acte. Néanmoins, à l’heure de la polypathologie, on vous demande de ne plus faire de l’acte mais de la synthèse. Petit à petit, vous aurez de moins en moins de petites consultations courtes pour rattapper les plus longues plus complexes, et votre revenu va stagner voire diminuer, ce qui est illogique étant donné que votre boulot lui se complexifie.

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  3. Je ne suis pas sure, il y aura toujours les vaccins, les rhinos bronchites pharyngites et autres ites, les certifs sportifs de jeunes en bonne santé…et puis il faut savoir dire non aussi à la douzieme demande…NON là maintenant je ne peux pas remplir ce papier cotorep, reprenez RV juste pour ça…

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