Médecins victimes ou médecins sauveurs ?

A bien des égards, ce qui se passe en France en médecine, relève d’un triangle dramatique de Karpman,

ob_a9e035_triangle-dramatiqueOn termine l’année 2015 dans ce triangle dramatique, mais atypique.  2 catégories concourent pour le statut de victime. Les médecins victimes des tutelles et les patients victimes des médecins qui n’assurent pas. .  Les tutelles se positionnent en sauveurs du système, désignent subtilement les médecins comme des persécuteurs passéistes privilégiés, grassement rémunérés  grâce aux ressources de l’état, et de la sécurité sociale qui leur assure un travail automatique. Elles imposent ainsi, avec l’assentiment des patients, des lois auxquelles s’opposent en quasi-totalité toute la profession concernée. .

On n’est pas à une question près…  Qui est persécuteur, qui est victime ?  Et ou se trouve le sauveur ?

Etape 1 : formidablement réussie : désigner les médecins  comme persécuteurs du système de santé !

Des injections successives de doses de réglementaire, d’économie et d’administratif ont subtilement changé l’alchimie de la pratique médicale de 50 dernières années.   Les étapes se sont ajoutées aux étapes.  

Les politiques n’ont eu de cesse de mettre en place des réformes visant à soi-disant faire avancer un système dont le vrai problème, la pénurie de moyens et d’argent,  le manque de financement de la sécu, l’explosion de la demande de soins, le coût exorbitant des nouveaux médicaments,  était systématiquement occulté.    Le nombre d’électeurs patients étant mathématiquement largement supérieur au nombre d’électeurs médecins, le choix de faire tomber les médecins de leur piédestal de notoriété était le seul à même de les fragiliser pour mieux les mettre sous tutelle… ce mot, tutelle, est loin d’être anodin. Il a suffi à tous les politiques de faire savoir et de répéter sans relâche que les médecins étaient les persécuteurs du système de santé en France.

Cette mise en lumière de médecins soit disant persécuteurs s’avérant d’autant plus facile que la profession n’a jamais su trouver d’argumentaire à fort poids médiatique pour se défendre des accusations. Elle se dit, certes, d’accord pour des réformes, mais proteste de manière monomaniaque : « Réformer oui, mais pas ainsi ». Comme si elle était atteinte  d’une sorte de syndrome d’opposition massive à toutes les réformes successives.  Profession notable, praticiens formés au même moule, toujours accrochés aux notions de valeurs et de poids sociétal mais restant fondamentalement individualistes, n’ayant pas à ce jour déterminé ce que signifiait pour elle la « juste rémunération », ni le « juste intérêt collectif ».  Du coup, les médecins sont représentés par de multiples syndicats, sortes d’électrons désordonnés, à travers lesquels les  pouvoirs publics se frayent un chemin royal et font passer toutes les lois qu’ils  veulent.

Etape 2 : formidablement réussie: mettre les patients dans le camp des tutelles

Les patients suivent une logique simple. Ils sont systématiquement  d’accord avec ce qui les exonère d’alimenter le budget de la sécu. Et systématiquement d’accord avec ce qui les exonère de faire quelques kilomètres ou d’attendre quelques heures pour se faire soigner. En revanche, ils sont aussi d’accord de garder leur liberté de consommation des soins. Les patients ne s’attribuent pas de responsabilités dans  l’augmentation des dépenses de médecine de ville. Et on se garde bien de leur faire savoir qu’ils en ont une. Ils ne la jouent pas plus collectif que les médecins. Eux-aussi en veulent toujours plus pour eux-mêmes.

Les patients se placent  logiquement en position de victimes, et les tutelles les y encouragent. D’abord le statut de malade confère automatiquement un statut de victime, ensuite,  les médecins ayant été désignés comme persécuteurs, il est simple de dire que ce sont eux les responsables des dépenses de santé.

Le législateur manœuvre autant les patients que les médecins. Plus les patients utilisent le système à volonté, plus il les tient éloignés de la connaissance de ce qu’ils dépensent. Le législateur semble même maintenant considérer comme un droit imprescriptible l’utilisation à volonté du système par les patients, utilisation sans bornes qu’il veut désormais leur offrir sans aucune pression financière.  Sur le thème des pauvres patients victime des  vilains docteurs si chers et responsables de tant de dysfonctionnements.

Ce discours et ce modèle économico-politico-libéré participent en fait surtout à éviter que les patients soutiennent les médecins. On continue d’affirmer que les médecins sont une classe de profiteurs persécuteurs, profitant de l’argent public et du remboursement des soins pour s’en mettre plein les poches. On brocarde les médecins pour leur frilosité envers les changements, pour leur absence de volonté d’adaptation aux nouveaux paradigmes de la santé, comme notamment l’installation dans les déserts médicaux.   

Remettons le triangle dans l’ordre

Dans le rôle de persécuteur: 

Les tutelles, toutes puissantes. Elles divisent pour mieux régner,  elles désignent toute une profession comme persécutrice, elles sont  capables de toutes les opacités,  et de toutes les manipulations

Pour ce faire, elles alimentent les illusions des patients. Notamment en ne gérant pas le budget des entrées, en accumulant les cadeaux fiscaux, en offrant des mutuelles obligatoires qui seraient moins chères (mais moins bonnes et ça on le tait).

Parallèllement elles accusent les médecins de dilapider le budget des sorties, grâce au thème récurrent et porteur de l’augmentation, que dis-je du dérapage des dépenses de ville. Et  alimentent les désillusions du corps médical en le faisant ployer sous les contraintes de manière à ce qu’il ne trouve plus la force suffisante pour réagir de manière adaptée.

Les patients ? quel rôle ? victime ? sauveur ?

Quoi qu’on en dise, en France, les patients sont toujours assez bien soignés,  pour finalement pas si cher que cela. Sauf cas particulier, le patient en France n’est pas victime d’un système de santé dysfonctionnant.

Les patients aiment bien leurs médecins, et en colloque singulier dans le secret des cabinets,  ils disent soutenir leurs médecins. En vrai, si on leur offre la même prestation pour gratuite et à volonté, en leur affirmant que les médecins sont frileux et conservateurs, c’est évident qu’ils soutiennent alors prioritairement leurs propres intérêts de patients.  

Les médecins : les vraies victimes ? 

Pour le corps médical, le changement est désormais radical. La pratique est devenue anxiogène.  Pression des patients, pression réglementaire, pression administrative et angoisse économique dans le même temps.  Le corps médical apprend  le burn-out et sutout l’angoisse du lendemain.

A juste titre, les médecins peuvent s’angoisser. La vie du tiers payant n’aura plus rien à voir avec la fierté de la noble profession. La fin du paiement à l’acte direct est le summum de ce qu’on peut faire aux médecins. Car on limite le paiement à l’acte, mais en aucun cas, on ne parle de salariat des médecins libéraux. Les libérer de la logique entrepreneuriale serait incompatible avec l’exigence de travail que l’on attend d’eux.  Si les médecins avaient plus de temps médical, ils seraient peut-être plus humanistes, plus empathiques, consacreraient plus de temps aux patients, mais ne répondraient plus à l’explosion de la demande. Explosion que nul ne souhaite contrôler ou limiter. En période de pénurie d’offre, il est indispensable de faire plus travailler le petit nombre qui reste.  Laisser croire que les médecins sont libéraux juste pour les mettre en accusation sur cette histoire d’amplitude de travail et de nécessité de peuplement des déserts est une terrible manipulation.

Par ailleurs, les  revenus doivent obligatoirement rester bridés, afin que les médecins soient obligés de travailler beaucoup pour gagner honorablement leur vie. La fin du paiement direct offrira un contrôle de l’activité, et permettra de sustenter mieux ceux qui acceptent de travailler plus, ou de travailler de la manière qu’on leur imposera, c’est-à-dire en faisant le gendarme des arrêts de travail et en ne dépassant pas les bornes générés par des statistiques décalées de la réalité.

On maintiendra un double discours accusateur envers les médecins. Leur demander de travailler toujours plus, tout en exigeant une maîtrise des volumes.  Or, il est d’évidence que les médecins ne sont pas responsables des volumes de travail puisqu’ils sont liés à la demande de soins.  Ils sont donc maintenant pieds et poings liés. Les vraies victimes du système actuel sont donc bien les médecins.

Médecins, comment passer du statut de victime à celui de sauveur ?

Quelle recette pourrait concocter le corps médical  pour reprendre la place de sauveur qu’il n’aurait jamais du perdre ?

Je n’ai pas la recette.. .

Mais pour commencer, je mettrais déjà à la poubelle 2  ingrédients empoisonnés. Premier poison,  l’utopie du temps médical correctement rémunéré.  Cet ingrédient pourra être réintroduit, plus tard, une fois la recette et ses ingrédients bien déterminés.  Le second ingrédient empoisonné à retirer de toutes les recettes, même s’il leur donne un goût personnalisé: l’individualisme ..  Ce violent poison qu’est l’individualisme génère un front d’opposants aussi variés que disparates à toute recette proposée. Du coup, d’autres cuisiniers sans scrupules viennent par derrière introduire leurs propres ingrédients, et cela aboutit inéluctablement à se voir imposer de force et sans délibération un plat que les médecins  trouvent amer et dégueulasse.

J’ai quelques idées d’ingrédients.

  1. Une grosse louche de management et de politique. Tous ces gens  pseudo-experts ou dogmatiques qui prennent des décisions, tiennent les cordons de la bourse,  sont largement influencés par les lobbys, et, nous médecins, ne faisons aucun lobbying. Nous réfléchissons, nous nous opposons. Il faudrait un vrai lobby, le conseil de l’ordre ne remplit pas son rôle.
  2. Une énorme dose d’homogénéisation des pratiques de santé de médecine de ville. En gros, les patients ne veulent plus d’un médecin appliquant ses propres règles apprises en faculté, et peu évolutives malgré quelques saupoudrages de formation continue obligatoire.  En médecine de ville, Martin Winckler* le dit bien mieux que moi, les patients attendent une certaine homogénéité de pratiques. Pas un qui dit.. Non, le stérilet aux primipares c’est dangereux, tandis que celui de la rue d’en face est d’accord pour le faire. Pas un qui dit qu’une TSH a 5 ne doit pas bénéficier de traitement, tandis qu’un autre affirmera le contraire, et traitera dès le seuil de 4. Pas un qui dit aux patients de plus de 50 ans.. qu’une petite rectorragie ce n’est pas grave, tandis que celui de la rue d’en face l’enverra directement et à juste titre en coloscopie.
  3. Une grande giclée d’idéalisme. Sentiment particulièrement à la mode, il ne peut pas déserter les médecins, ce serait un cas de ratage inéluctable de toute recette. D’autant plus, à y bien réfléchir, que médecins et patients partagent en grande partie un même idéal, celui du bon et du juste soin. Ils pourraient donc faire du lobbying ensemble et pas les uns contre les autres. Un nouvel horizon pour l’esprit.
  4. Une fois ces quelques ingrédients introduits, et avant d’en mettre d’autres,  « Secouer » ..

Secouer les mentalités…..  Commencer par mettre de l’ordre dans nos propres rangs, afin de pouvoir tenir un discours cohérent et réaliste, et renouer un vrai dialogue avec les politiques.

Parce que, le DMP, il ne faut pas le laisser faire par les autres et se le voir imposer. Parce que les parcours de soins, les maladies chroniques, les systèmes d’information ville-hôpital, les conciliations médicamenteuses,  la continuité et la cohérence des parcours patients, l’installation dans les déserts médicaux, tout cela relève directement des professionnels de santé, il ne faut pas le laisser décider par les tutelles et se le voir imposer. En plus, la légitimité des médecins à le mettre en œuvre va de pair avec la logique négociation tarifaire qui en découle.

Les sauveurs du système de santé ne peuvent être que les médecins. Ils sont et resteront toujours les seuls à savoir soigner, et s’ils ne trouvent pas une meilleure recette pour faire entendre leur voix, on les empêchera de plus en plus de bien faire leur métier, ils seront chaque jour un peu plus victimisés. 

Il est temps que le « corps médical » s’affirme comme tel, et plus comme une somme d’individus disparates.  Beaucoup ont l’envie et les compétences pour aider et réussir à sortir de ce triangle dramatique dans lequel nous nous trouvons actuellement en statut de victimes. Victime, ce n’est pas le bon statut pour les médecins si l’on veut qu’ils fassent une médecine de qualité. Les médecins sont des sauveurs. Et doivent commencer par trouver la manière de sauver leurs valeurs. 

 

 

  • Je voulais citer un article récent de MW, mais n’ai pu le retrouver… je viens de m’apercevoir qu’il m’a bloquée sur twitter… Individualisme médical, quand tu nous tiens, c’est à ne pas accepter de lire les écrits de confrères qui ne sont pas systématiquement de ton avis…

3 commentaires sur “Médecins victimes ou médecins sauveurs ?

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  1. Cet article intéressant élude un problème important en ne faisant qu’effleurer la notion de tutelle.
    Il est totalement inutile de faire appel aux valeurs médicales en dehors de la liberté sociale.Le mode de financement public des dépenses et l’acquisition de droits sociaux en échange d’un assujettissement social est la pire idée qu’on ait pu avoir en terme de po protection sociale.Ce système nous plonge de façon mécanique dans une dystopie totalitaire,un monde orwellien ou « big brother » finit inévitablement par décider qui doit être soigné comment ,par qui et dans quelles limites financière.Le stupide monopole de la sécu d »ailleurs intenable économiquement à comme sous-produits les mécanismes d’asservissement des patients et de leurs thérapeutes dans un mécanisme perdant-perdant.Il ne peut pas y avoir de liberté de soigner ou d’etre soigné sans liberté sociale.Il faudra bien finir par l’admettre.

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  2. Pfff Martin Winckler… Y a pas plus sectaire que ce type. Votre mésaventure sur Twitter ne m’étonne pas plus que ça. Si on n’est pas de gauche, anti-médecins français, anti-labos pharmaceutiques, anti-libéral, on est catalogué et prestement censuré.

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  3. Dans la rubrique « sur le même thème  »
    à la fin du texte, j’ai adoré le lapsus calami: « préavis de rève en santé « .
    Le rêve, l’imaginaire, sont des ressources à ne pas oublier.
    Tous les chercheurs le savent.
    Allez, un peu d’optimisme, et bonne année 2016 à tous les collègues !

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