La pénurie médicale expliquée à mon arrière-grand-mère

Apprenant qu’avait lieu cet été une grande fête de famille réunissant 187 de ses descendants, mon arrière grand-mère Brunette, morte en 1934, a décidé de venir nous rendre visite.

Comme elle est quand même assez morte depuis un bon moment, on s’est dit que la priorité, pour honorer son retour, était de lui rendre la santé en l’amenant chez un médecin au plus vite, voire en urgence.. parce que tout de même, après 83 ans de mort, ça devient urgent de consulter !  dès fois qu’elle ait de la tension, du diabète, du cholestérol…

Nous nous connectons donc sur internet, et par malchance, dans le village alsacien ou elle vivait, plus aucun médecin n’exerce. Il y en a un à 25 kilomètres, mais il ne prend plus de nouveaux patients, surtout pas de personnes âgées. A moyenneville, on trouve 3 praticiens, tous peu disposés à la voir dans la semaine. Renseignements pris, ils sont tous les 3 à la fin de leur carrière. 

Brunette est étonnée. Voir un médecin, mais pourquoi ? je suis tout juste ressuscitée et me sens en pleine forme. Je n’ai pratiquement jamais vu de médecin pour ma santé. Juste pour accoucher de mes 9 enfants. Le médecin du village venait à n’importe quelle heure du jour et de la nuit quand on était très malade, mais dans la famille on n’a pas beaucoup eu besoin de lui. Des maladies d’enfance, des rhumes, des bobos, pas besoin de médecin pour ces petits malaises. Même pour ta grand-mère, la dernière de mes enfants, quand j’ai commencé à prendre du poids de manière inhabituelle, on a cru que c’était un fibrome…

Oui, Brunette, mais les temps ont bien changé. Maintenant, le médecin fait partie de la vie des gens. La santé est devenue un bien précieux, et consulter les médecins fait partie de sa conservation.

Et justement, le problème actuel est le manque de plus en plus flagrant de médecins. Les 3 que nous avons joints sont âgés, prendront bientôt leur retraite, et on ne trouvera au maximum qu’un seul jeune médecin pour leur succéder. Moyenneville deviendra, à l’image de beaucoup de ses semblables  un désert médical.

Mais c’est fou, me dit Brunette, vous comptez les médecins maintenant ? Depuis quand ?

Tiens, c’est vrai. Depuis quand compte t’on les médecins ? Je dirais qu’on a commencé à les compter dans les années 70. En fait, on les a comptés à partir du moment ou l’on a réalisé qu’il y en avait … trop !! L’alerte a été déclenchée par la multiplication des actes. En effet, du fait de la pléthore, les médecins avaient tendance à médicaliser leurs patients, afin de travailler suffisamment.

Et alors, répond Brunette ? si les gens avaient envie de voir un médecin plus souvent et pour plein de petites choses, ils n’avaient qu’à payer !

Justement, on a commencé à compter à cause d’un truc exceptionnel inventé une vingtaine d’années après ta mort, « la sécurité sociale ». Une sorte de tirelire assurant à chacun le remboursement de tous ses incidents de sa santé.  Tirelire alimentée par les cotisations de ceux qui travaillent. Or, dans les années 70-80, le travail s’est fait plus rare, tandis que les médecins étaient nombreux. La tirelire se vidant, il a fallu prendre des mesures coercitives.

La réflexion a été simple. Ce sont les médecins qui génèrent les dépenses. On a donc non seulement commencé à compter les médecins, mais en plus à limiter le nombre de médecins formés chaque année. Un peu, un peu plus, de plus en plus. Finalement dans les années 80 à 2000 on est tombé à 3000 médecins formés chaque année, au lieu de 8500 dans les années pléthoriques.

L’immense corps des médecins des années 70 est maintenant à l’aube de la retraite (oui, les médecins prennent leur retraite maintenant !), et le nombre de médecins en activité baisse régulièrement.

Mais bon, rétorque Brunette, du coup les gens ont pris l’habitude de consulter moins les médecins avec la baisse de leur nombre, donc tout s’arrange ?

Pas du tout. En fait, la demande de santé est en constante augmentation. les patients sont plus nombreux (augmentation de la population + 10%), vieillissent, sont polypathologiques, demandent de l’écoute et donc du temps, veulent ajouter un volet prévention aux consultations, et donc des explications encore consommatrices de temps. Je t’explique. C’est comme si la santé était devenue un bien de consommation. Les gens ont peur que toute pathologie bénigne cache une chose plus grave, et ils consultent souvent pour des troubles qui ne t’auraient jamais menée chez le médecin de ton temps.  On les oblige même à voir des médecins pour des raisons que tu pourrais trouver cocasse. Un exemple:  si tu veux faire du sport, tu dois aller voir le médecin avant afin qu’il t’établisse un certificat de bonne santé. Même si tu es un enfant ! 

Toi, tu es morte à 78 ans, de quoi, je n’en sais rien, mais maintenant beaucoup de gens dépassent actuellement cet âge. Et plus on est vieux, plus on a de maladies, plus il faut se soigner. La demande ne fait que croître. Du coup, les médecins n’ont plus besoin de chercher du travail comme dans les années 70. Le travail vient à eux, ils en ont bien trop, et s’en plaignent d’ailleurs. 

Les médecins se plaignent d’avoir trop de travail. Les patients, eux, se plaignent de n’avoir pas assez de médecins. Parce qu’ils veulent de la santé, de la médecine, sans délai. Quand cela ne va pas assez vite, ils se rendent dans des services consacrés à l’urgence, ou, comme mon gendre dernièrement, ils attendent 5 heures avant qu’on leur fasse un point sur une plaie de 2 cm à la jambe… Ils se rendent dans ces services pour l’urgence quand ils sont malades bien sur, mais aussi quand ils trouvent que la médecine de ville ne répond pas assez vite à leur demande d’être vus par le médecin. Mieux vaut attendre des heures aux urgences qu’un ou 2 jours pour voir son médecin habituel. 

Mais, dit alors Brunette, naïve, de mon temps, le médecin était disponible à toute heure quand c’était urgent…

Oui grand-mère, mais les temps ont changé. A notre époque, les nouveaux médecins aspirent à avoir du temps libre pour une vie personnelle. Je ne t’ai pas dit, mais le temps de travail est maintenant de 35 heures par semaine pour tous, et les médecins ne voient pas pourquoi ils devraient consacrer toute leur vie au bénéfice de la santé des autres.

Du fait de ce changement de paradigme dans les horaires de travail des médecins, comme la demande de soins augmente, on ne s’est pas contenté de compter les médecins. On s’est également mis à faire des calculs au sujet de la demande de soins. On évalue la demande de soins par âge, par catégorie de population. On quadrille la France en multiples territoires de santé, et on y compare la demande de soins à l’offre de soins médicaux, c’est à dire la concentration en professionnels de santé et en établissements de soins.

Cela a permis de définir un nouveau concept : celui de désert médical. Simple, Les déserts médicaux désignent des zones du territoire dont la concentration de professionnels et d’établissements de santé est insuffisante par rapport aux besoins et à la réalité démographique du territoire. 

Du fait de la baisse du médecins formés, il manque de jeunes pour prendre la succession. C’est ainsi que naissent et grandissent les déserts médicaux. Un médecin part, aucun autre n’arrive.

Je ne comprends pas, s’interroge Brunette, de plus en plus étonnée, elle qui a vécu toute sa vie dans un village alsacien. S’il y a un désert, il suffit de mieux répartir les médecins. Ceux des grandes villes ne veulent pas venir à la campagne? 

Ce n’est pas si simple, Brunette. Pour des raisons que je n’ai pas le temps de t’expliquer, les médecins préfèrent rester dans les grandes villes. Et ils s’opposent de longue date à la coercition, ils ne veulent pas qu’on les oblige à aller dans les zones définies comme déserts.

Et même certaines villes, comme Paris ou quelques zones de sa banlieue, deviennent des déserts.

Bon, dit alors Brunette, toujours pragmatique après toutes ces années de cimetière, s’il y a moins de médecins, ils n’ont qu’à travailler plus chacun, ça compensera!

Désolée de te contredire une nouvelle fois, mais c’est tout le contraire qui se passe. Les médecins ne travaillent plus comme de ton temps, jour et nuit, sans relâche. Disons qu’ils veulent travailler « normalement », environ 45 heures par semaine, mais plus 60 heures et plus comme autrefois.

On apprécie cette baisse de temps de travail par un nouvel indice de calcul qui explique le problème actuel des déserts encore mieux que la baisse du nombre de médecins. C’est la conversion du temps de travail des médecins en « équivalents temps plein » (ETP). L’équivalent temps plein (ETP) est une unité de mesure du temps de travail. Cette unité est plus pertinente. Le nombre d’heures de travail, d’ETP médecins est actuellement bien inférieur à celui que fournissait le même nombre de médecins en 1970. On perd donc non seulement des médecins en nombre absolu, mais on perd aussi du temps de travail médical.

Moins de temps médecin, augmentation des demandes, cela rend le problème très compliqué à résoudre, voire insoluble dans les prochaines années.

Je ne comprends plus rien, dit Brunette. chaque personne n’a plus son médecin ? Mais, il y a combien de médecins par personne?

Pour répondre à ta question, on a encore inventé un nouvel indice, « la densité médicale standardisée », c’est-à-dire l’offre libérale (le nombre de médecins libéraux pour 1 000 habitants) rapportée à la demande. Si l’on se projette sur la densité médicale des années à venir, on peut s’inquiéter. Elle chuterait encore plus que les effectifs, non seulement parce que les ETP de médecins baissent mais aussi en raison de l’augmentation de la population française de 10 % au cours de la période. Elle diminuerait de 3,21 à 3,06 médecins pour 1 000 habitants entre 2015 et 2023 et stagnerait autour de ce point bas – qui constitue un minimum depuis 1991 – jusqu’en 2025, amorçant ensuite une remontée pour retrouver en 2032 le niveau de 2015.

Si l’on prend en compte l’évolution de la demande de soins, la densité  standardisée de l’offre de soins baisserait même de 30 % entre 2016 et 2027. En 2040, rapportée à la demande, l’offre de soins en médecine libérale serait toujours inférieure de 18 % à celle observée en 2015.

Donc, la, ma chère arrière-petite-fille, me dit Brunette, je trouve que j’en sais assez . Surtout j’ai compris qu’il vaut mieux ne pas ressusciter trop longtemps car je ne vais trouver personne pour s’occuper de mes vieux os. Je suis venue faire un tour et voir cette étonnante et sympathique réunion de famille, qui réunissait 187 de mes descendants. Maintenant que j’ai profité de ce moment, je repars dans le ciel, je n’y aurai pas besoin de soins, ni d’ETP médecin, ni de densité médicale standardisée, et je trouverai des oasis dans les déserts. 

A dans 5 ans, ma chère famille, pour votre prochaine réunion. Augmenterez vous le nombre de participants de 10?  vous allez passer les 200 ! 

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2 commentaires sur “La pénurie médicale expliquée à mon arrière-grand-mère

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  1. Très belle démonstration claire précise, fine et désolante de vérité.
    Mon bled Chaumont préfecture de la Haute Marne 27 000 âmes ne compte plus que 12 médecins généralistes, un pneumologue trop agé pour le milieu hospitalier et qui exerce maintenant en libéral, plus de pédiatre, un cardiologue et un vacataire, chirurgie ambulatoire et pas que pour les patients puisqu’ils viennent quelque heures par semaine pratiquer des interventions de Dijon à une centaine de kilomètres de là..; bon la liste n’est pas exhaustive… les rhumato il y en a deux qui exercent de 10h à 12 et de 14h à 17h, les ophtalmos au nombre de trois..;
    avec le sourire

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  2. par hasard (enfin pas tout à fait, une vieille épicondylite qui s’est réveillée) , j’arrive ici …. très belle démonstration !!
    Pareil, dans mon coin, Châteaubriant 44, je travaille à Pouancé 49 (IDE).
    A Châteaubriant, un couple médecin parti à La Baule (automne 2015), non remplacés.
    Un médecin qui a continué 2 ans pour finir ne pas trouver de remplaçant (parti en décembre 2015), son confrère, retraite à l’été 2017. Tous les deux non remplacés.
    Cabinet de 4 médecins, surbookés. N’allant chez le médecin, seulement quand je ne peux plus avancer seule …. difficile d’avoir un rdv dans les 2 jours.
    Pouancé : 6 médecins, un qui part partir en retraite en 2018 ou 2019.
    un médecin parti en 2017, remplacé par un 0.75 ETP.
    Sont tous surbookés, ne prennent plus de nouveaux patients
    Combrée : 2 médecins, une en arrêt maladie, remplacée à 0.50 ETP, je crois. Le second va partir en retraite dans les 2 ans à venir ….

    Si, vous avez des confrères qui veulent un cadre de vie agréable en Anjou, nous avons besoin d’eux !!!

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