B, 67 ans, médecin, retraité : « je ne suis plus rien » …

Dévalorisation de la profession, jugements ressentis comme très durs, critiques répétées de nos manquements et de nos limites, catalogue de nos défauts, nous nageons dans les eaux troubles de la dévalorisation.


Nous avons vécu des années de formation longues, et difficiles, une jeunesse souvent ruinée par les heures de boulot. On nous a patiemment inculqué l’idée que le métier de médecin est un si beau métier, qu’il ne peut en aucun cas être vu comme un simple travail. Ou bien, peut-être nous en sommes nous convaincus nous-mêmes, pour nous rassurer.


Nous nous heurtons aux limites de nous-mêmes. Médecins nous sommes, et pour la plupart d’entre nous, c’est une identité.  Nous pourrons nous définir avec emphase ‘habités par la passion du métier’… plus objectivement, c’est juste que nous ne savons pas faire grand chose d’autre. Hors se marier et avoir quelques enfants, nous n’avons pas eu l’opportunité d’aller vers d’autres pôles d’intérêt pendant notre jeunesse, bouffée par l’investissement de temps, par le sacrifice de nos loisirs, par la ténacité de travail. Après coup, il est tard pour trouver d’autres sujets d’intérêt, et puis nous n’avons toujours par trouvé le temps. De ce fait, être médecin est alors notre vraie et parfois seule valorisation. Nous ne savons pas, ou n’avons plus l’énergie de sortir du rôle pour explorer d’autres champs. Ainsi, l’habit médical ne nous quitte jamais. D’ailleurs, nous nous sentons tenus de répondre à toute demande d’assistance médicale de la part de l’entourage, de nos patients et de nos établissements de santé, y compris hors horaires ouvrables ou de travail.  Nous avons imaginé et accepté qu’un glaive, celui de la non-assistance à personne en danger , nous contraigne à ne jamais sortir de nos prérogatives de médecin.


A côté de ce métier, ce beau métier, ce prenant métier, la vie de beaucoup de médecins est un marécage. Les rivages des intérêts personnels sont secs, et hors la médecine, trop peu de médecins participent activement à une activité extra-médicale..  Beaucoup consacrent leurs loisirs à des actions en rapport avec la médecine. Certains ont, malgré tout, l’extravagance de remplacer des soirées de réunion par des sorties au théâtre,  de ne pas être présents en continu, de s’intéresser à des activités non médicales, et alors ils sont souvent  critiqués pour leur défaut d’implication.  Des médecins capables d’investir d’autres champs de connaissance et d’activité confrontent leurs confrères à la vraie réalité de l’engluement professionnel auquel ils sont pour la plupart asservis.


Nous avons tout un cortège de vilains défauts à vaincre. Mais notre plus gros défaut, notre vraie limite est dans la pauvreté de notre vie extramédicale.  En relation constante avec les autres, nous nageons dans les eaux troubles quand il s’agit de la relation à nous-mêmes. Ainsi, le burn-out trouve un terrau fertile dans les esprits obnubilés par la médecine. Ainsi, mon ami B, 67 ans, retraité depuis 15 jours à peine, m’a-t-il dit hier : « je ne suis plus rien ». J’en pleure presque et j’en ai écrit ce post, habitée par l’émotion de cette phrase poignante. 


De nombreux médecins expriment ce ressenti d’être dévalorisés, remis en cause, voire carrément persécutés.  A force de faire trop de médecine, nous ne savons plus explorer nos propres ressentis, visiter d’autres mondes, sortir de notre métier.  A force de ne faire que de la médecine, de ne savoir faire que de la médecine, nous avons juste appris à nager dans les eaux troubles de l’absence de relation à nous-mêmes, de l’enterrement de nos propres émotions, de l’anesthésie de nos intérêts personnels, et nous sommes finalement devenus nos propres persécuteurs.

9 commentaires sur “B, 67 ans, médecin, retraité : « je ne suis plus rien » …

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    1. Encore heureux … En revanche, c’est, pour certains, une grande remise en question après une vie consacrée pour l’essentiel à son métier et aux préoccupations qui vont avec.

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  1. J’ai découvert ton billet sur Egora. Beaucoup de choses m’ont troublé. Lorsque j’ai débuté au cabinet, le fait que je développe une autre activité, que je me consacre aussi à l’écriture, que ce ne soit pas un passe-temps de Rotaryen mais un vrai travail « à-côté » a semblé anormal. Je me souviens que mon prédécésseur m’avait dit, un soir où je me plaignais de rentrer tard d’une visite et d’avoir raté un rendez-vous avec des potes: « Non mais c’est fini, Brel Brassens, là ». Autrement dit: toi qui entre ici,abandonne toute espérance de mener une vie normale, le boulot est un sacerdoce, tu n’as pas à désirer une vie « normale », encore moi une vie d’artiste. Ensuite les années ont passé, et j’ai revu un ami qui ayant fait médecine avec moi avait fait toute autre chose, repris et agrandi la boîte de ses parents, et publiait des cartes et affiches d ebelle qualité en France et à l’étranger. « Ce qui m’a décidé, ce sont mes remplacements » m’a t’il dit. Toutes ces baraques vides de médecins que je squattais deux semaines, dans lesquelles il n’y avait PAS UN LIVRE ». Me voici trente ans plus tard, je lis les propos du confrère de 67 ans et je me dis que le temps a quand même grandement passé. Le joug de la non assistance à personne en danger que nous avions maintenu nous-mêmes par hubris, a volé en éclat. Parce que la société et nous mêmes devions, ensemble, faire vivre cette connerie du sacerdoce pour qu’elle perdure. Quand certains ont ouvert les yeux, ça s’est effondré. Je lisais hier un article sur un médecin qui bossait encore passé 75 ans, et le journaliste ( j’espère que c’était un homme) ecrivait: « Mais il trouve encore le temps de s’occuper de sa femme et de son jardin ». Si ce n’est pas une phrase à se pendre, ça!!!!!! « Et il sort le kiki le soir après le film, aussi? Je n’aurais pas pu tenir, en tant que médecin, si je n’avais pas fait autre chose, écrit. Et je vois qu’on est de plus en plus nombreux à nous battre pour avoir une vie. Heureusement.

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    1. Merci de ton commentaire. Les réactions à un texte comme celui ci sont assez diverses, c’est intéressant. Certains disent que c’est exactement ça, d’autres que c’est du grand n’importe quoi. Bien entendu, on ne peut généraliser, mais en effet, certains sont réellement touchés par cet écrit. Qui n’avait d’ailleurs pas de prétention à faire une généralité mais à décrire ce qui est une réalité pour pas mal de praticiens.

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  2. C’était une vague intuition, mais je suis maintenant convaincue: il faut se diversifier. L’exclusivité, ce n’est pas sain. J’ai beaucoup lu et entendu ce genre de constats: consacrer tout son temps, son énergie dans l’unique but d’être « médecin » ne suffit pas au bonheur. J’ai même l’impression (mes statistiques sont à vue-de-pif) que ceux qui se sentent épanouis sont ceux qui ont d’autres centres d’intérêt, d’autres passions. Etre « monomaniaque » c’est bizarre, en fait, et il n’y a aucune raison que ce soit sain pour nous, alors que c’est potentiellement destructeur pour n’importe qui. L’échec peut devenir apocalypse, le doute remise en question totale, le spleen une véritable dépression. Et en plus, nous, nous n’avons pas le « droit » de dire quand ça va mal. C’est toujours agressif ou indécent de dire qu’on est malheureux, vu que la noblesse de la mission est censée compenser, quoi qu’il arrive, toutes les déceptions… Alors oui, je suis convaincue. Il FAUT se laisser l’espace d’autres sources de satisfactions. Ne pas s’enfermer dans cette fonction. Ne pas laisser le titre (Docteur…) définir seul mon identité. Mon identité ne se limite pas à mon métier, et je ne dois pas laisser cela arriver. On ne tient pas sur un seul pied. Merci à toi de me le rappeler, si justement.

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    1. Tu as raison, pas que la médecine, et je suis contente que ce post te fasse réagir positivement sur le sujet. En tous cas, pour ma part, je m’efforce de sortir de l’identité docteur, même si, comme tu le dis, ce n’est jamais simple,

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  3. Bonjour,    Pour ma part je ne fais pas que de la médecine, et pour moi la médecine s’intègre dans un tout social! C’est pourquoi j’ai un investissement politique en parallèle. Car un médecin sans conscience politique, est pour moi un simple rouage dans une machinerie automatisée! A ce titre je vous conseille cette courte vidéo qui j’espère vous intéressera :  https://www.youtube.com/watch?v=1XfRhCKv6QE   Bien à vous et bon visionnage   EN

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  4. il est vrai que la retraite est la hantise de tous les médecins ( et pas seulement des médecins) qui n’arrivent pas à se dire que c’est fini et d’ailleurs, beaucoup continuent d’exercer mais à titre privé, histoire de continuer à faire une activité…pour ma part, je soutiens l’idée de la diversité, comme ça même si l’on ne pourra plus exercer, il y aura toujours une deuxième option vers quoi se tourner!

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